La proposition de la Commission européenne semble au départ modeste : demander aux 28 pays membres de l’UE de se répartir 20 000 réfugiés et faire de même avec les demandeurs d’asile arrivés en Italie et en Grèce (1). Mais Bruxelles s’est illico pris une volée de plombs de plusieurs pays, dont la France, sur le thème : trop, c’est trop ! Pourtant, Joanne Irvine, du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), a fait le calcul : 20 000 réfugiés, avec 500 millions d’Européens, cela fait un pour 25 000 habitants… Une goutte d’eau, alors que la Méditerranée a englouti près de 1 800 migrants depuis début 2015, record macabre dont les dirigeants européens ne peuvent se laver les mains : il est dû en partie à l’abandon, en novembre, de l’opération de sauvetage «Mare Nostrum».
En matière d’immigration, nombre de capitales européennes, à commencer par Paris, ont opté pour un devoir d’inhumanité qu’elles nourrissent par des déclarations à l’emporte-pièce prenant le pas sur une analyse rationnelle de la situation. Nous avons donc tenté de décortiquer dix idées reçues, tout en nous disant que le pire n’est pas toujours certain : la marine birmane a enfin effectué son premier sauvetage d’un bateau de migrants avec 208 personnes à bord, jeudi, alors que le pays jusque-là rejetait, comme ses voisins, les pauvres hères dérivant depuis des mois en mer d’Araman et dans le golfe du Bengale.
Selon Frontex, l’agence européenne pour la surveillance des frontières, les«franchissements illégaux» vers l’Europe (pas seulement par la Méditerranée) ont presque triplé entre 2013 et 2014, passant de 100 000 à 274 000. Et ils n’ont pas l’air de fléchir en 2015, puisque, selon Human Rights Watch (HRW), 62 000 personnes ont déjà traversé la Méditerranée ou la mer Egée. La plupart arrivent par la mer : 190 000 sur 230 000 entre octobre 2013 et septembre 2014, soit plus de 80%.
Cet afflux doit toutefois être rapporté à la taille de l’Union européenne : les migrants illégaux arrivés en 2014 représentent 0,05% de la population. Une masse importante mais gérable si tous les pays y prenaient leur part, comme la Commission européenne le suggère. Il faut surtout comparer avec ce qui se passe dans d’autres pays. En Turquie, par exemple : le premier pays d’accueil au monde héberge 1,7 million de réfugiés. Le Liban en reçoit plus d’un million, soit le quart de sa population. Et la Jordanie plus de 600 000.
Rappelons qu’en 1979, la France a accueilli plus de 100 000 «boat people» venant du Cambodge et du Vietnam. A l’époque, la solidarité posait moins problème. Pourtant, aujourd’hui, les drames se passent bien plus près de chez nous, et ils sont meurtriers : la Méditerranée est le plus grand cimetière de migrants. En 2014, 3 419 y ont trouvé la mort, sur un total de 4 272 victimes dans le monde, selon le Haut Commissariat des Nations unies aux réfugiés (HCR). Loin devant la traversée du golfe de Bengale (540 morts).
Un phénomène en accélération : plus de 1 770 migrants ont péri en Méditerranée depuis le début de l’année, soit trente fois plus que durant la même période en 2014. «En vingt ans, plus de 20 000 personnes migrantes sont mortes aux frontières de l’Europe forteresse», ont dénoncé plus de 100 organisations de la société civile à l’occasion d’une journée de mobilisation, vendredi, «pour dire stop aux politiques migratoires inhumaines».
Si l’on parle uniquement de réfugiés, près de neuf sur dix dans le monde vivent dans un pays en développement, selon l’Initiative conjointe pour la migration et le développement (ICMD) menée par le PNUD : cela représentait 13,7 millions de personnes en 2013, soit 87% des réfugiés. Les pays riches n’en accueillent donc qu’un dixième. L’Asie est la principale concernée, accueillant plus de 10 millions de personnes devant l’Afrique (2,9 millions) et l’Europe (1,5 million). En Europe, selon Eurostat, 625 000 personnes ont demandé l’asile en 2014 (dont plus de 200 000 pour la seule Allemagne), un chiffre en hausse de 44% par rapport à 2013. 185 000 ont obtenu une réponse positive, dont moins de 15 000 en France. Cela reste très peu.
Voici le nouveau credo européen : on va «mettre hors d’état de nuire» les bateaux des passeurs et ainsi le flux se tarira de lui-même. L’Union européenne a lancé lundi les prémices d’une future mais encore très incertaine opération navale militaire, qui «doit rendre impossible, pour les organisations criminelles, de réemployer les instruments qu’elles utilisent pour faire mourir des personnes en mer», selon la chef de la diplomatie européenne, Federica Mogherini. Cette mission a déjà un nom, «EU Navfor Med», un quartier général (à Rome) et un amiral italien pour la commander. La France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne ont proposé des navires, la Pologne ou la Slovénie des avions ou des hélicos. Tout ce barnum doit se déployer au large de la Libye, en juin. Mais comment ? C’est là que tout se complique.
D’abord, il faut un accord du Conseil de sécurité des Nations unies et l’aval des autorités libyennes, un pays en plein chaos avec deux gouvernements, ce qui n’est pas gagné. Mais surtout, comment et où opérer : dans les eaux libyennes? Pas évident. Sur les bateaux, avant qu’ils ne quittent la côte ? Cela nécessiterait des troupes au sol, ce qui semble exclu. Et comment identifier les navires, sachant que les passeurs utilisent des bateaux de pêcheurs ? Autre hypothèse : intervenir après leur départ. Mais comment agir sans faire de victimes collatérales ? Cela s’annonce très périlleux. Or, ajouter des dangers pour les migrants peut rendre le remède pire que le mal, prévient Judith Sunderland, de HRW : pour elle, l’UE risque «de pousser les personnes désespérées à emprunter des itinéraires dangereux». Et les passeurs ont déjà des parades : ils utilisent de plus en plus des bateaux pneumatiques, au détriment des bateaux en bois de pêcheurs et ils s’adapteront à toute attaque en changeant leurs lieux de départ.
Rapportés à la population totale, les migrants internationaux représentaient en 2013 3,2% de la population mondiale (contre 2,9% en 1990), et 11% de la population dans les pays développés, selon l’ONU. Ces migrants contribuent énormément aux économies de leurs pays d’origine : les transferts de fonds annuels représentent plus de 500 milliards de dollars (soit plus de 450 milliards d’euros), dont 400 milliards vers les pays en développement. Alors que ces flux étaient limités à 3 milliards de dollars dans les années 70.
Au total, la planète comptait en 2013 232 millions de migrants internationaux, six sur dix résidant dans des régions développées. L’Europe géographique en accueille 72,4 millions (7,5 millions pour la France), dont la moitié sont d’origine européenne. Le continent asiatique, lui, en accueille quasiment autant (70,8 millions, dont 53,8 millions de migrants intra-asiatiques), devant l’Amérique du Nord (53,1). Et où vont les 31,3 millions de migrants africains ? Principalement, ils restent sur leur continent (15,3 millions), mais 8,9 millions viennent en Europe, selon l’ONU.
Cela dit, le phénomène d’immigration va croissant. Depuis 1990, le nombre de migrants a augmenté de 53 millions (+65%) dans les pays du Nord et de 24 millions (+34%) dans ceux du Sud. Et cette augmentation tend à… augmenter : dans la décade 1990-2000, elle croissait de 2 millions par an, puis ce ratio annuel est passé à 4,6 millions en 2000-2010. Depuis 2010, il est retombé à 3,6 millions par an. En 2012, selon Eurostat, l’Europe des Vingt-Sept a accueilli 1,7 million de migrants extracommunautaires (et autant de migrants intracommunautaires).
Mais qui a ces chiffres en tête ? «On se focalise toujours sur les crises humanitaires aiguës, mais l’écrasante majorité des migrants sont des gens qui cherchent du travail, à l’instar de ceux qui viennent dans les pays du Golfe, explique Leonard Doyle, porte-parole de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Par ailleurs, la plupart des migrants irréguliers ne sont pas des boat people, mais des gens qui restent dans le pays après expiration de leur visa.»
En moyenne, 200 000 immigrés entrent en France tous les ans, soit 0,3% de la population totale. C’est moitié moins que la moyenne des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Il faut retrancher à ces arrivées les départs, évalués par l’Insee à 60 000 personnes. «La France n’est plus un pays d’immigration de masse, c’est fini depuis longtemps», résume El Mouhoub Mouhoud, professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine. Depuis 1974, précisément, date de l’arrêt de l’immigration de travail.
Quant à l’immigration illégale, elle est par nature difficilement quantifiable. Les estimations les plus hautes font état d’un «stock» de 400 000 clandestins et d’un flux positif de 5 000 à 10 000 personnes par an. Par ailleurs, faire croire, comme Marine Le Pen, à un «flot continu de clandestins en provenance d’Afrique et du Moyen-Orient» est très exagéré : 46% des immigrés entrés en France en 2012 étaient nés dans un pays européen (Portugal, Royaume-Uni et Espagne en tête). Trois sur dix venaient d’un pays africain.
La petite phrase de Michel Rocard, prononcée en 1989, est encore régulièrement utilisée pour justifier une position de fermeté vis-à-vis des étrangers, d’autant plus en période de croissance atone et de chômage élevé. A plusieurs égards, l’assertion est trompeuse. On l’a dit, la France n’est pas débordée par un afflux de migrants. Et ces derniers sont loin d’être«miséreux». 63% des immigrés entrés en France en 2012 sont au moins titulaires d’un diplôme de niveau baccalauréat, note l’Insee. La situation pourrait toutefois s’améliorer, selon El Mouhoub Mouhoud : «La part des immigrés qualifiés a doublé depuis dix ans en Europe. Sauf qu’en comparaison, la France en accueille beaucoup moins que ses voisins. C’est la faute à une série de signaux négatifs, notamment la circulaire Guéant sur les étudiants étrangers.» L’impact de l’immigration sur l’économie domestique est délicat à évaluer, les études se contredisant parfois. «Il ne faut pas faire jouer à l’immigration un rôle qu’elle ne peut pas tenir»,prévient El Mouhoub Mouhoud. Qui balaie un cliché tenace : les travailleurs venus de l’étranger «ne concurrencent pas les natifs et ne tirent pas les salaires vers le bas. Ils sont complémentaires sur le marché du travail, pas substituables avec les autres».
Pas du tout : c’est possible, explique Emmanuelle Auriol, chercheuse à l’Ecole d’économie de Toulouse, qui suggère de vendre des visas à ceux souhaitant travailler en France. Ce business existe déjà, au marché noir : «Il faut avoir conscience que la demande des migrants rencontre une offre fournie par les passeurs, qui fleurissent grâce à des coûts de traversée pouvant atteindre plusieurs dizaines de milliers d’euros», rappelle-t-elle.
Le faire entrer dans un système légal n’a donc rien d’absurde. «Plusieurs pays ont déjà mis en place ce genre de système, à l’image d’Israël ou de la Jordanie. Ils accordent des permis de travail temporaires sur des emplois peu qualifiés, note Auriol. Il existe des agences de placement dans les pays d’origine des migrants, où on leur fournit des billets d’avion. Pour la France, on pourrait imaginer le même dispositif dans les pays d’Afrique francophone.»
Alors que la prohibition engendre le marché noir et les abus, réguler le système permettrait aux Etats d’en reprendre en partie le contrôle, sachant qu’aucun pays ne peut empêcher les migrants d’entrer. «Nos études montrent qu’on peut éliminer les mafias en vendant des visas», argumente la chercheuse, qui recommande de travailler sur trois plans : «Accentuer la répression sur les passeurs, augmenter les coûts des mafias pour qu’elles ne puissent plus concurrencer l’Etat et tarir la demande pour le travail clandestin en étant impitoyable avec les entreprises qui y recourent.»
L’hypothèse a été émise par Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’Otan :«L’un des problèmes est qu’il peut y avoir des combattants étrangers, qu’il peut y avoir des terroristes qui se cachent [parmi les migrants, ndlr]», a-t-il déclaré lundi. L’arrestation près de Milan, le lendemain, d’un Marocain de 22 ans soupçonné d’avoir aidé les auteurs de l’attentat du musée du Bardo (22 morts) à Tunis le 18 mars, a donné un écho à cette crainte : le jeune homme, dont on ignore le rôle exact dans l’attentat, était arrivé en février en Sicile sur une embarcation clandestine partie de Libye.
Mais au-delà de ce cas, une filière de la sorte est-elle crédible ? «Tout est toujours possible, mais cela reste très peu probable, affirme Yves Trotignon, analyste chez Risk&Co. Aucun auteur des attentats, déjoués ou non, ces deux dernières années en France et en Europe, n’est entré clandestinement en Europe. Les filières de migration sont beaucoup trop aléatoires. Que ferait un jihadiste qui arriverait en Europe sans papiers, sans armes, sans argent ? Il est beaucoup plus efficace pour les groupes jihadistes de recourir à des gens qui sont déjà sur place, quitte à les recruter à distance.»
C’est ce scénario qui était à l’œuvre lors des attentats de janvier à Paris. Chérif et Saïd Kouachi ont revendiqué le massacre à Charlie Hebdo au nom d’Al-Qaeda au Yémen alors que leur séjour là-bas n’avait duré que quelques semaines et remontait à l’été 2011. Ils vivaient depuis en France. Amedy Coulibaly, auteur de l’attaque contre l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes, a affirmé agir pour l’Etat islamique, alors qu’il n’a séjourné ni en Syrie, ni en Irak. L’Union européenne et l’Otan s’inquiètent en réalité davantage du risque d’attentat contre un navire militaire qui patrouillerait à proximité des côtes libyennes et s’attaquerait aux passeurs, comme l’envisage l’UE.
C’est la nouvelle vulgate que tente de faire avaler le gouvernement français : OK, on peut accepter - exceptionnellement - quelques demandeurs d’asile, et encore, ne nous parlez pas de «quotas». Mais des migrants économiques ? Quelle horreur ! Ceux «qui ne relèvent pas de l’asile» doivent être interceptés manu militari, a expliqué mardi le Premier ministre, puis faire l’objet d’une «reconduite effective, même si ce n’est pas facile, vers leur pays d’origine».
Comment appliquer cette règle ? Difficile, sur les bateaux de Méditerranée, de faire la différence entre un migrant fuyant la guerre ou la dictature et un migrant poussé par la misère. Ensuite, une fois à terre, ces personnes trouvent souvent un emploi, parfois au noir, dans ces zones grises de l’économie qui font tourner nos pays. De nombreux secteurs seraient fort marris de ne plus avoir accès à ces bras.
Ainsi que le note l’OCDE, les entreprises ont un besoin vital de ces migrants qui accroissent le vivier dans lequel elles peuvent piocher, mais pour lesquels les pays seraient bien inspirés de définir «un système dynamique de gestion». On en est loin, car les politiques, confrontés «à une opinion publique parfois peu conciliante», ont tendance à «recourir à des mesures abruptes et directes - voire inflexibles - car il est plus facile de communiquer sur ce type de mesures», écrit Stefano Scarpetta, de l’OCDE, dans le rapport Perspectives des migrations internationales 2014.
D’où le discours de Manuel Valls, ou l’absurde déclaration, le 22 avril, de son ministre chargé des Relations avec le Parlement, Jean-Marie Le Guen :«L’immigration économique ne rentre pas dans la politique des pays européens.» Elle y entre, qu’ils le veuillent ou non. L’OCDE prône de considérer les migrants comme une «ressource», pas un «problème», et les politiques d’intégration comme un «investissement». Des préoccupations loin des postures de matamore à la Manuel Valls, qui oublie également que, outre les demandeurs d’asile, d’autres catégories ont droit à des titres de séjour : étudiants étrangers, candidats au regroupement familial… Invoquer une immigration quasi-zéro est donc stupide.
Faux : la multiplication des conflits et des crises ne risque pas de se tarir. La question des réfugiés climatiques pourrait être le défi majeur du XXIe siècle. Publié en septembre 2014, le rapport annuel Global Estimates, du Conseil norvégien pour les réfugiés, rappelle que 22 millions de personnes ont été déplacées ou réfugiées en 2013 en raison de catastrophes naturelles, soit trois fois plus que de personnes déplacées à cause d’un conflit (2). 85% se concentrent dans les pays du Sud ; 31% ont été déplacées à cause de désastres hydrologiques (inondations) et 69% à cause de catastrophes météorologiques (tempêtes, ouragans, typhons). En 2010, 42 millions de«déplacés environnementaux» - un statut que les juristes préfèrent à l’expression, trop vague, de «réfugiés climatiques» et sur lequel ils planchent pour une reconnaissance légale - ont été répertoriés, dont 17 millions pour le seul Pakistan, en proie à des inondations record. Il y a de plus en plus de phénomènes extrêmes (tsunamis, typhons, ouragans) sur une planète à la démographie galopante. La population mondiale a augmenté de près de 100% depuis les années 70, la population urbaine de plus de 300%.
«Les déplacés sont des migrants forcés, racontait Alassane Dicko, de l’Association malienne des expulsés, lors du Forum social mondial de Tunis, en mars. Prenez les Bozos, ces pêcheurs poussés à l’exode dans mon pays. Ils ont moins de poissons, moins d’eau. Ils viennent garnir les faubourgs de Bamako. Ou alimentent des conflits agraires lorsqu’ils souhaitent se reconvertir en paysans. Alors, souvent, beaucoup prennent la route de l’exil.»
Ces mouvements inquiètent jusqu’à la Maison Blanche. «Le changement climatique est une menace pour la sécurité de notre pays», a assuré le 20 mai Barack Obama, pour qui la tendance au réchauffement planétaire va augmenter les risques d’instabilité et de conflits. Donc de déplacements de population et de migrations. Sauf si les pays riches mènent enfin de réelles politiques de développement ou de codéveloppement vis-à-vis des Etats les plus démunis. Mais la tendance est inverse : plus que jamais, l’aide se concentre sur les grands pays émergents.
(1) Dont le nombre serait finalement limité à 40 000, selon l’agence Reuters vendredi.
(2) Mais 2014 a atteint le chiffre record de38 millions de déplacés internes en raison de conflits ou de violence, soit 30 000 personnes obligées de fuir leur foyer chaque jour.