‘’Des histoires pour monter la cruauté de la criminalisation de la migration’’
‘’Au Sud de la Libye’’ est un ouvrage de l’anthropologue Mauro Armanino, paru au cours de ce mois de juillet 2018. L’intérêt du livre, qui est en réalité une compilation de récits de parcours de migrants subsahariens tentant de gagner l’Europe par la périlleuse traversée du désert et de la mer, réside dans le fait qu’il fournit de témoignages poignants sur les souffrances endurées par les candidats à la migration dite irrégulière. Lesquelles souffrances débouchent généralement sur la mort. Seule quelques rares chanceux parviennent à échapper aux pièges mortels du désert et de la mer après avoir pu déjouer les barrières physiques dressées sur leur chemin pour atteindre leur but. Au bout de l’épuisement. Le livret est un sévère réquisitoire contre l’Europe et ses collaborateurs du sud qui cherchent à tout prix freiner la mobilité, qui constitue pourtant un droit humain naturel. Italien d’origine fortement engagée contre les politiques migratoires de l’Union européenne, Mauro vit et travaille au Niger depuis 7 ans. Il maîtrise son sujet dans ses moindres recoins.
L’Enquêteur : Votre livre qui vient de paraître s’intitule ‘’Au sud de la Libye’’. Qu’est-ce vous a incité à écrire ce livre ?
Mauro Armanino : Il est important de prendre au sérieux son lieu de résidence. On a beaucoup parlé de Lampedusa qui fait partie de mon pays (Ndlr : Italie), où beaucoup d’Africains tentaient d’arriver. J’ai décidé d’aller au Sud de Lampedusa pour voir d’où ces migrants viennent. C’est pour cela j’ai choisi le titre Au Sud de la Libye. Mais je voulais parler surtout du Niger.
L’Enquêteur : concernant la gestion de la migration, l’Union européenne a décidé de créer des centres de rétention de migrants en Afrique. Mais la plupart des pays sollicités ont rejeté l’offre, à l’exception du Niger. Comment trouvez-vous cela ?
Mauro Armanino : Un des objectifs de ce livre réside dans cette préoccupation. Comment en peu d’années, on a pu passer de cette vision positive de la migration en tant que pays d’origine, de transit, d’arrivée aussi de migrants ? Comment en peu d’années, on est pu arriver à criminaliser les migrants ? Pourquoi maintenant voyager dans le Sahara et le Sahel est devenu un crime ? C’est pour cela que j’ai écrit, j’ai présenté des histoires migrantes, réelles, cruelles, qui nous révèlent la violence qui est cachée dans le sable de notre sud de la Libye. Certes, certains pays ont dit non à la politique occidentale, mais je me demande si c’est sincère. Parce qu’au départ, ils avaient accepté la politique occidentale. Vous savez bien qu’en Libye, on ne peut pas s’opposer à de camps de rétention. Il y a des camps presque d’extermination en Libye, depuis l’époque de Kadhafi jusqu’à présent. On s’est surpris d’apprendre que des migrants vivaient comme des esclaves grâce au fameux reportage de CNN. Il y a une certaine hypocrisie qui est là et de l’autre côté aussi la réalité occidentale qui veut imposer son agenda aux pays africains.
L’Enquêteur : Dans votre livre, vous évoquiez aussi, en filigrane, ces nouvelles guerres asymétriques au Sahel. Quelle lecture faites-vous de la gestion de la crise ?
Mauro Armanino : L’apparition de cette insécurité est la résultante des trafics d’armes, de cocaïne, qui se pratiquent depuis des années au Sahel, le Niger inclus. Le plus grave, c’est qu’on a mis ensemble trafic d’armes, trafic de cocaïne et immigration. Or, c’est n’est pas la même réalité. Les mettre dans le même sac est une opération politique que nous contestons.
L’Enquêteur : Comment entrevoyez-vous l’issue de cette crise ?
Mauro Armanino : Je pense que personne n’a la clé dans la poche pour résoudre ce problème. Il faut se demander d’où vient ce problème et se demander si c’est avec la violence, les armes et les armées qu’on peut le résoudre. Les armes ne font qu’appeler d’autres armes, la violence ne fait qu’appeler la violence. Alors, Il faut regarder la réalité en face et se demander s’il ne faut pas descendre niveau communautaire pour reconstruire. Mais aussi contester cette vision néocoloniale qui essaie de réoccuper le territoire du Sahel et du Sahara que nous savons être riche en ressources.
L’Enquêteur : Vous avez aussi fait cas de la poussée des infrastructures à Niamey. Pour vous apparemment, ces infrastructures lourdes ne constituent pas des priorités ?
Mauro Armanino : Je l’ai bien écrit, ce sont des échangeurs qui ne changent pas. Un vrai échangeur, pour être un vecteur de changement, devrait affecter toute la société. Or, nous assistons à un phénomène assez préoccupant. On est en train de s’occuper d’une petite minorité de ce pays. Et la grande majorité est oubliée. 80% de la population nigérienne vit dans le monde rural. Niamey n’est pas le Niger. Et même à Niamey, il y a des zones où vous n’avez ni eau, ni électricité, ni un service cohérent de ramassage des ordures. C’est une ville qui grandit de manière anarchique. Mais on a l’impression qu’on s’occupe plutôt du prestige de ce qui va se passer l’année prochaine, c’est-à-dire la rencontre de l’Union africaine, que de la vie réelle des citoyens. Il y a un décalage entre la vie réelle et ce qu’on veut présenter aux hôtes.
Entretien réalisé par I. Seyni